Anti Drogues
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07 mai 2006

Drogues : comment on devient accro

Alcool, amphétamines, cocaïne... La dépendance est un phénomène beaucoup moins simple que ce que l'on pensait jusqu'à présent. Une équipe du Collège de France vient de défricher une nouvelle piste. Mais les traitements qui en découleront sont encore lointains

Bien que l'usage de substances psychotropes remonte à l'aube de l'humanité et soit répandu dans toutes les cultures, ce phénomène universel reste mal compris. D'où vient le pouvoir des drogues ? Pourquoi le plaisir qu'elles procurent tourne-t-il au cauchemar de la dépendance, au moins pour certains consommateurs ? Que se passe-t-il dans le cerveau du sujet alcoolique ou héroïnomane pour qu'il en arrive à ressentir l'absorption de la substance addictive comme une nécessité plus urgente que celle de se nourrir ?

Depuis des décennies, les neurobiologistes pensaient que la réponse se trouvait dans le « circuit de la récompense », dont le rôle est de procurer une sensation agréable associée aux fonctions vitales, par exemple la satisfaction qui suit un bon repas ou le plaisir sexuel. Du point de vue biochimique, ce circuit repose sur un neuromédiateur omniprésent dans le cerveau, la dopamine. Selon la théorie admise, le pouvoir des drogues vient de ce qu'elles libèrent de la dopamine et activent le circuit de la récompense. Chez l'individu dépendant, la consommation du produit addictif devient pour ainsi dire équivalente à une fonction vitale.

Cette théorie simple et élégante avait convaincu la majorité des scientifiques, mais elle avait un point faible : elle n'expliquait pas pourquoi certains individus deviennent plus facilement dépendants que d'autres. De plus, au cours des années, on a accumulé des observations qui montrent que la consommation de drogues n'est pas nécessairement associée à la libération de dopamine. Les effets des psycho-stimulants comme les amphétamines ou la cocaïne cadraient bien avec la théorie, mais ceux des opiacés beaucoup moins et ceux du cannabis encore moins.

Ces contradictions ont conduit Jean-Pol Tassin et son équipe, du laboratoire de neurobiologie pharmacologique du Collège de France (unité 114 de l'Inserm), à s'intéresser à une autre piste. Leurs travaux, dont les derniers résultats paraissent le 9 mai dans la revue de l'Académie nationale des Sciences des Etats-Unis (« PNAS », vol. 103, n°19, pp 7476-7481), aboutissent à une nouvelle théorie de la dépendance, dans laquelle la vedette n'est plus la dopamine, mais deux autres neuromédiateurs fondamentaux, la noradrénaline et la sérotonine.

Le circuit de la noradrénaline gère les informations nouvelles qui nous viennent de l'environnement. La sérotonine, elle, entretient le traitement des informations internes et protège le système nerveux central du « bombardement » des événements extérieurs. Les deux circuits sont complémentaires : notre cerveau a besoin d'être informé des changements externes tout en maintenant une continuité interne. Pour que le fonctionnement de l'ensemble soit harmonieux, une coordination est nécessaire entre neurones à noradrénaline et neurones à sérotonine, ce que Jean-Pol Tassin illustre par une métaphore sportive : « La noradrénaline est un sprinter, et la sérotonine, un coureur de fond. Le sprinter court très vite pendant de brèves périodes, entre lesquelles il circule lentement; le coureur de fond, lui, va le plus souvent à une allure régulière. Les deux coureurs sont reliés par un fil. En général, c'est le coureur de fond, la sérotonine, qui va plus vite que le sprinter et le tire un peu. Lorsqu'il se passe quelque chose d'inhabituel, le sprinter se met à foncer et le coureur de fond le ralentit. »

Il y a donc un lien constant - et nécessaire ! - entre les activités de la noradrénaline et de la sérotonine. Selon l'hypothèse de Jean-Pol Tassin et de ses collègues, l'effet des drogues addictives équivaut à couper le fil qui relie les deux coureurs, de sorte qu'ils partent chacun à son rythme sans plus tenir compte de l'autre. Il n'y a plus de coordination entre le circuit de la noradrénaline et celui de la sérotonine, ce qui introduit un dysfonctionnement permanent.

« Prenez l'exemple d'un homme qui doit se rendre en voiture à un rendez-vous important, poursuit Jean-Pol Tassin. Il se retrouve coincé dans un embouteillage, réalise qu'il va être en retard; à ce moment précis, un scooter le double et casse son rétro. Le rôle de la sérotonine a été jusqu'alors de calmer sa frustration et de maintenir l'objectif - aller au rendez-vous sans se laisser perturber par les informations irritantes transmises par le circuit de la noradrénaline. Lorsque le scooter arrive, la sérotonine est épuisée et notre automobiliste oublie son objectif, sort de sa voiture et s'en prend violemment au conducteur du scooter. Lorsque les deux systèmes sont découplés, tout nouvel événement prend une importance disproportionnée.»

Le sujet dépendant vit dans ce déséquilibre : il n'est plus capable de ramener les événements nouveaux à leur juste mesure, la moindre frustration devient insupportable, il ne peut plus différer la satisfaction du désir. Il est en proie à l'impulsivité, à la violence typique de l'alcoolique, au « craving ». Et le moyen le plus immédiat dont il dispose pour arrêter ce cauchemar est de reprendre la substance addictive, qui peut recréer une cohésion provisoire entre les deux « coureurs » ; mais cette cohésion ne dure pas, puisque le lien permanent est rompu, et il faut sans cesse reconsommer, d'où le cycle de la dépendance.

La base biologique de cette théorie est aujourd'hui démontrée expérimentalement sur des souris de laboratoire pour plusieurs drogues : les psychostimulants (amphétamine, cocaïne), les opiacés (morphine, héroïne) et l'alcool - dont l'effet de « découplage » est très fort. Le cas du tabac est plus complexe : la nicotine seule ne semble pas produire d'effet, mais associée à d'autres composants de la fumée de tabac, elle pourrait produire un effet analogue à ceux des drogues.

Les découvertes des chercheurs du Collège de France permettront-elles d'aider les sujets dépendants ? Elles ouvrent en tout cas de nouvelles pistes. On comprend mieux pourquoi certaines personnes sont plus sujettes à l'addiction que d'autres : la solidité du lien entre les deux « coureurs », sérotonine et noradrénaline, est sans doute influencée par l'histoire individuelle - en accord avec l'observation selon laquelle les sujets qui ont subi des stress dans la petite enfance deviennent plus facilement dépendants.

D'autre part, les effets sur les animaux de laboratoire sont réversibles, même s'ils peuvent durer très longtemps (plusieurs mois pour des souris, ce qui pourrait signifier des années pour les humains). On devrait donc, à terme, pouvoir soigner l'addiction même si, pour l'instant, on est loin d'un traitement effectif : « Aujourd'hui, le meilleur remède connu, c'est le temps et l'élimination du stress avec, par exemple, une psychothérapie, dit Jean-Pol Tassin. En revanche, les médicaments classiques n'agissent pas.»

Pour découvrir de nouveaux traitements, il faudra comprendre plus précisément le mécanisme biologique par lequel les substances addictives dissocient le couple noradrénaline-sérotonine. Pour les neurobiologistes, la tâche risque de ressembler davantage à une course de fond qu'à un sprint.

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Publié par Retailleau Fabrice Copywriter :: 14:22 ::
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